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Obaltan, Une Balle Perdue

Les héros déchus

u moment où, notamment, Suzuki au Japon et Chang Cheh ) Hong Kong exprimait leur révolte en (re-)traçant les traits d'un modèle héroïque appelé à vite s'effacer avant de (re-)devenir trente ans plus tard le modèle en question dans tout le cinéma asiatique, le jeune Yu Hionmok exposait des préoccupations semblables dans le contexte historique (la guerre civil) et esthétique (le naturalisme) de la nouvelle Corée du Sud.  

Il y eut une période qui correspond aux quelques années qui s'intercalent entre la fin de la guerre de Corée (1953) et le coup d'état du général Park Chonghui (1961) qui, par certains côtés, ressemble à celle que vit la Corée et son cinéma depuis 1994.

La guerre fratricide est perçue comme une aberration dans laquelle les Occidentaux de part leurs idéologies et leur stratégie ont une responsabilité importante. Le modèle occidental est ébranlé : la paix et la prospérité ne semblent pas au bout des peines endurées par les coréens ; au contraire après 30 ans d'occupation japonaise, 6 ans de guerre mondiale et 3 ans de guerre civile, il semble que les Occidentaux se détournent d'eux : le Japon pourtant vaincu bénéficie de toutes les aides possibles des Occidentaux pour redevenir une grande puissance et contrer l'Union Soviétique et la Chine en Asie. Ce qui est ressenti comme parfaitement déshonorant pour des Coréens qui ont combattu du côté américain lors de la guerre civile et sur qui l'impérialisme japonais a commis les pires atrocités lors de l'occupation. Mais le mode de vie occidentalisé est déjà là et s'installe.

Le premier président de la Corée du Sud (1948), devenu aussi son premier dictateur (1956), Yi Sungman, doit faire face à une situation économique dramatique : le pays a été ravagé par la guerre. Il y a des millions de sans abris, des centaines de familles déchirées par la séparation du pays, et des centaines de milliers de soldats estropiés à vie. Elu démocratiquement (par la population du Sud), Yi Sungman n'en est pas moins un autocrate qui gouverne avec des courtisans sans souci d'efficacité pratique : le favoritisme le plus injuste règne ouvertement. Malgré cette situation, "l'industrie" du cinéma se structure par des associations en corporations et la production ne cesse d'augmenter : le cinéma comme divertissement d'un quotidien dramatique est favorisé par le président qui l'exonère de toutes taxes. Avec près de 200 films pas an, le cinéma est le premier spectacle des Coréens dans les années 50 et 60. En échange de ce soutien économique, l'Etat imposa une censure qui s'abattit significativement sur une des premières tentatives de mises en relation d'un contexte social dévoilé sans ambages et un héros à la redécouverte de sa nature
C'est donc dans ce contexte que nous retrouvons des signes d'une préfiguration d'un modèle héroïque appelé à réapparaître.

L'essence du tragique : l'échec du héros contextualisé

La guerre, l'occidentalisation, la christianisation pseudo-démocratique, se retrouvent évoquée à travers le film d'un jeune cinéaste : Yu Hionmok et Obaltan (Une Balle Perdue, 1961).

Tragédie sociale et socialisation d'une tragédie

L'image sur laquelle s'affiche le générique synthétise la logique dans laquelle s'inscrit le film : une statue de penseur, accompagné d'une musique connotée dramatiquement apparaît sur fond de rue grouillante de voitures et de passants d'une ville la nuit. Le film est une réflexion sur la tragédie de l'homme dans son contexte social.

La misère

Le film raconte l'histoire de deux frères (sur)vivants dans un des nombreux bidonvilles de Séoul d'après-guerre. L'un, l'aîné (Song), travaille, essaie de s'insérer dans la nouvelle société en cours d'instauration, il nourrie difficilement sa femme, sa mère malade, ses enfants ; l'autre (Young), nostalgique de son passé héroïque de soldat refuse la nouvelle société et cherche désespérément l'amour et un "gros coup" pour avoir de l'argent facile.
Le coup manigancé avec d'anciens camarades de guerre devenus alcooliques, s'avère de toute évidence d'avance un échec. Le but réel de Young est, pour une dernière fois, de vivre et d'être pendu en héros. Song entre temps perd sa femme, sa mère devient de plus en plus folle et il finit, après avoir dépensé toutes ses maigres économies pour se faire arracher des dents pourries, agonisant dans un taxi qui ne le mène nulle part.
La misère est présente presque à chaque plan du film et est mise en valeur par de forts effets de contraste : le bidonville sur les collines d'une Séoul en reconstruction, le manque d'argent dont se plaignent la femme et les enfants de Song : le riz manque, le moindre vêtement neuf devient un objet de fétichisme comme les chaussures longtemps promises par Song à sa fille. Tandis que Song travaille en costume-cravate dans un bureau neuf de la capitale et rentre le soir dans le bidonville, il passe tous les jours devant les vitrines exposant la nouvelle marchandise moderne alors qu'il n' a pas les moyens de se faire soigner des dents qui le torturent. Et c'est à pied qu'il traverse la ville pour remonter sur les collines croisant au passage taxis et autobus inaccessibles. Sa sœur qui lui propose de l'argent pour l'aider et semble vivre dans une certaine aisance s'avère finalement être une prostituée (de luxe, pour Américains). Et tandis que la police déploie des moyens impressionnants pour pourchasser le seul Young après son coup manqué, ils croisent dans les souterrains de la ville une femme qui vient de se pendre, son enfant encore accrochés sur son dos.
La nouvelle société est une société d'apparence. Où le règlement de la vie misérable de la majorité est une promesse permanente qui permet de faire de cette misère un élément normal du fonctionnement social.

L'obscurité ou l'aveuglement du quotidien

L'obscurité dans laquelle baigne les personnages du film est techniquement liée à de nombreuses séquences tournées la nuit. Ce choix était courageux et d'autant plus volontaires que les pauvres moyens techniques du cinéma coréen de l'époque ne permettait pas de gérer des scènes de nuit.
L'atmosphère sombre contraste avec les blancs aveuglants des pleins jours soulignant la radicalité de la condition humaine qui pèse sur les épaules des personnages. Le jour, les rues de la nouvelle société faites d'apparences aveuglent par trop de lumière. La nuit, l'obscurité masque la réalité des bidonvilles et des rapports de force sociaux.

La nouvelle réalité : le travail

Le film insiste sur le chômage étrange des ex-soldats. Ils se sentent humiliés non par le manque de travail - ils ne semblent guère en chercher, comme Young - mais par le changement des valeurs : leur héroïsme guerrier n'est pas reconnu, en tout cas moins que ceux qui affichent des positions sociales laborieusement acquises par le travail , la dialectique du héros-maître et de l'esclave travailleur est tourné aux dépends des maîtres.
Le travail très dur, aliénant, de Song, employé-zombie est le symptôme de la croissance industrielle artificielle du pays dopée par la politique américaine. Le refus du travail par Young et ses acolytes soldats rejoints l'éthique aristocratique. Young en fuite traverse une grève ouvrière et lève le poing avec eux : comme chez Chang Cheh, l'idéal aristocratique rejoint, par moment, l'idéal prolétarien.

Inégalité et corruption

Young dénonce ce que Song se borne à constater dans la vie quotidienne "La société est un peep-show" dit-il à son frère qui vient de voir son patron sortir avec sa secrétaire alors que lui s'obstine à faire des heures supplémentaires qui ne seront payés qu'une misère. Les boutiques achalandées reviennent à l'esprit de Song de manière lancinante lorsqu'il rend visite à son frère prisonnier, sur le point d'être pendu pour avoir voulu voler de quoi manger et vivre dignement. Lui même qui travaille sans relâche, ne peux payer des chaussures neuves à sa fille.
L'inégalité sociale, la corruption, les apparences trompeuses de la société moderne mettent en lumière et valorisent les idées défendues par Young

L'archétype du héros dans Obaltan

Comme le répéterons plus tard, avec acharnement, les héros wooiens, Young explique à son frère que "Ce monde n'est pas le notre". Il s'agit des prémisses d'une redéfinition d'un héroïsme subversifs que le contexte appelle et crée ; cette constatation infirme les nombreuses analyses du film rédigées par les historiens et critiques asiatiques ; ils ne voyaient en lui un film cultivant l'illusion réaliste et plongeant ses personnages martyrs dans le fatalisme naturaliste. La censure, elle qui sait qu'il n'y a pas de vision innocente de la réalité, ne s'y est pas trompé : ce n'est pas la portée descriptive de la Corée de l'époque qu'ils ont censuré mais surtout la "noirceur" morale du film. Obaltan est un discours démonstratif dont les multiples faux-hasards (découvertes fortuites de la sœur prostituée, de l'ancienne amante de Young) et condensé de situations (la misère par le suicide par pendaison de la mère et de son enfant, la lutte des classes par la grève croisée par hasard) évoque la construction d'une tragédie classique. Une scène est particulièrement éclairante de la portée du propos sur l'héroïsme : une amie et un cinéaste lui proposent de jouer le rôle d'un héros de la guerre dans un film et affirment qu'il convient parfaitement au rôle car il a lui même vécu la guerre et porte ses traces sous la forme de cicatrices sur le corps. Young refuse net et avec contrariété, il ne jouera pas au soldat. Ce refus de se laisser réduire à une représentation montre qu'il ne s'agit pas dans ce film de raconter l'histoire d'un ancien combattant mais de définir un état d'esprit toujours d'actualité, et mouvant, et réagissant au contexte des années 60 loin de la commémoration funèbre que sont les représentations.
Deux morales s'opposent : la nouvelle et l'ancienne dans la temporalité figurée par le film. La nouvelle morale est celle du travail et de la modernité occidentale dont les valeurs s'oppose à "l'ancienne" qui n'a peut être jamais existé en tant que système social et qui fait appel à l'authenticité de l'héroïsme et des valeurs qu'il crée de lui même. La civilisation s'oppose à nouveau à l'Homme. C'est le constat d'une incompatibilité. Ce que la guerre avait fait émerger dans l'homme doit rejoindre les profondeurs de l'être et s'opposer à l'organisation matérielle et morale de al nouvelle société.

Rationalisme et justice

Le confucianisme est mis au service de la nouvelle société 1. Pour Confucius, comme pour Platon, l'art de gouverner et de se gouverner est le seul moyen d'assurer la paix et le bonheur. L'art de gouverner et de gouverner et de gouverner passe par la ritualisation de tous les gestes quotidiens pour entrer en harmonie avec le cosmos 2 : la vie de Song est l'illustration d'un homme qui se fixe ce but. Les héros civilisateurs s'opposent au primitivisme de l'homme dont les conceptions de Young sont l'illustration. Ce dernier incarne le primitivisme, l'instinct : passion, irréflexion, impulsion, liant de façon indissociable son être et son vouloir.

L'amour

L'amour est un des éléments autour duquel le héros peut confronter ses valeurs aux autres. Young retrouve par hasard une fille qu'il avait aimé pendant la guerre lorsqu'elle était infirmière. Ils évoquent cette période comme une époque héroïque qui laissait place à la vérité des sentiments et aux sentiments vrais. Leur nouvelle rencontre -irréelle comme l'annonce d'un évènement tragique- est perturbée par un jeune poète qui harcèle l'ex-infirmière qui vit désormais isolée du monde au dernier étage d'une tour. Lors de leur deuxième rencontre le poète fascinée par la jeune femme s'avère incapable d'être véritablement face à elle. Young, alors présent, s'avance vers lui, sans menace précise mais en étant là simplement ; le poète effrayé s'enfuie. Plus tard, Young revient voir l'infirmière chez elle et ne la trouve pas : le poète l'a poussé dans le vide et s'est ensuite suicidé. Young dit alors au vieux qui lui a annoncé le drame : "C'était un poète ? Vraiment ?". Comme la société, le versant artistique, la pseudo-solution artistique est aliénée dans un univers tourné vers un futur qui est toujours plus ailleurs, un futur introuvable : d'où le suicide et le meurtre.

Sacrifice et héroïsme

Le film définit ses valeurs héroïque par opposition entre Song et Young. L'abnégation, l'anti-héroïsme (dans le sens tragique) et le refus de l'affirmation de soi par Song sont un héroïsme relevant des conceptions martyrologiques de systèmes de pensée comme le bouddhisme, le confucianisme ou le christianisme. On ne commande à la nature qu'en lui obéissant disait Bacon : Young et Song ont, en fait, un projet identique. Young en guerrier, obéit à la nature en se fiant à son primitivisme. Sa compagne d'un jour laisse dans une lettre écrite au moment de son suicide ces mots :"Quelle chance de lutter contre la fatalité". Ses valeurs "non biologiques" (honneur, courage, reconnaissance) font de la célèbre devise aristocratique "tuer ou mourir" le dépassement du simple "être au monde". Il n'envisage par de transformation du monde en dehors de lui-même : il refuse de travailler même, et surtout, si le travail est présenté comme le moyen de sauver le pays, le moyen de le faire progresser, le moyen d'être reconnu dans la société ; toutes choses dont il n'a rien à faire. Il refuse l'amour comme on refuse l'esclavage ; il refuse de se sacrifier pour survivre. En tout cela il finit par dominer la nature.

La nature est dominée par Song dans ce sens où celui-ci, en travailleur acharné, essaie de la modifier pour restaurer la société et nourrir sa famille. Et se faisant il se modifie lui-même devenant un être dialectique. Il supporte Young, le guerrier, car il sait que sans son travail médiateur entre la nature et le hommes, Young n'est rien. "Veux-tu vivre dans la cage de ta bonne conscience ?" hurle Young à son frère Song qui refuse de participer au hold-up malgré ses difficultés et celles de sa famille. "Comment vivre sans conscience" rétorque Song. "Vivons, c'est tout !" conclu Young.

Les mésaventures d'Obaltan avec la censure (interdit très vite à sa sortie, une légende en fit un mythe) découragèrent probablement d'autres cinéastes et Yu Hionmok lui-mêm de poursuivre dans la critique sociale et morale par l'intermédiaire du film policier "réaliste". C'est dans les films d'importation de Hong Kong que le public coréen retrouve vers la fin des années 80 des échos qui lui rappelleront Obaltan. Une Balle Perdue est une somme, des réflexions formelles et idéologiques du cinéma asiatique de l'époque et, en cela, contient en germe les développements que nous lui connaissons. Il faut d'urgence replacer Obaltan au cœur du cinéma asiatique

Antoine Coppola

1. Il faut se souvenir des écrits de nombreux commentateurs occidentaux qui regrettaient dans les années 70 que l'occident n'est pas eu d'influence du confucianisme par le passé. Ils y voyaient la raison de la supériorité du Japon et de l'Asie capitaliste sur le capitalisme occidental
2. Les leçons de Maître Kung (Confucius) récupérées par l'ordre capitaliste sont avant tout les rapports hiérarchiques et la sacralisation du travail.

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